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14/04/2023
Corps et esprit sont deux concepts qui sont depuis longtemps considérés comme opposés, voir même comme totalement dissociés. Nous devons cette vision, en partie, aux récits religieux voyant notre aspect matériel (notre corps) comme un état passager, dont nous sommes temporairement prisonniers, et notre aspect immatériel (notre esprit) comme un état éternel, qui, pour certains récits, existait avant notre naissance et qui, pour la quasi-totalité des récits, persistera après notre mort, sous diverses formes mais gardant toujours la même essence, ce que l’on nomme le plus souvent « âme ».
Cette opposition mythologique corps/esprit est à l’origine d’une nouvelle, qui nous est bien plus familière, de nos jours, celle des émotions et de la raison.
A la fin de la Renaissance, le Rationalisme, déjà partiellement initié chez les penseurs de la Grèce antique, va connaître un essor fulgurant, avec comme représentant principal René Descartes, physicien et philosophe français. C’est au sein d’une révolution scientifique de la connaissance, que la Raison acquiert peu à peu le statut de Vérité ultime. La Raison prend, progressivement, la place de la sacralité de l’Esprit et les Emotions, celle du méprisable corps. La rationalité ou « Voie de la Raison » nous rapproche de ce qui est Vrai, alors que les émotions sont des pulsions illusoires qui nous en éloignent.
Dans le « Discours de la méthode », Descartes le résume parfaitement : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. […] Ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps ». C’est quelques lignes plus tard, qu’il évoque le célèbre : « Je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être ».
Être est alors dissocier de l’aspect matériel (le corps) et est représenté par le fait de penser (aspect immatériel), ce que l’on nommera communément raisonner, ce qui est pour lui la seule façon d’être qui nous est offerte. Mais Penser est aussi le fait d’être pleinement, de se représenter, de se définir, de se donner une finitude. L’esprit est donc le seul lieu où l’on puisse espérer trouver la vérité, ce qui relègue les sensations physiques au rang d’expériences certes agréables mais trompeuses, qu’il faut dépasser par la Raison.
Cependant, cette vision, que l’on qualifiera dorénavant de « cartésienne », a introduit dans notre mythologie occidentale une rupture définitive entre notre expérience du monde (corps) et notre manière de nous le représenter (esprit). Or cette tentative de faire sens en expliquant toujours plus précisément les phénomènes qui nous entourent, en prenant le soin de dénouer notre lien à eux, peut engendrer une perte de sens.
Chercher du « sens », devient parfois « insensé ». Nos « sens » sont alors désorientés. Nous ne savons plus dans quel « sens » nous diriger.
Pour Antonio Damasio, neuroscientifique contemporain, « être rationnel, ce n’est pas se couper de ses émotions », c’est du moins ce qu’il tente de nous expliquer, en nous décrivant ses études sur le cerveau humain, dans son livre qu’il a, judicieusement, nommé : « L’Erreur de Descartes ».
Dans son œuvre, il nous explique que l’erreur est « de ne pas voir que l’esprit humain est incorporé dans un organisme biologiquement complexe, mais unique en son genre, fini et fragile ; [cette erreur] empêche donc de voir la tragédie que représente la prise de conscience de cette fragilité, cette finitude et cette unicité. Et lorsque les êtres humains sont incapables d’apercevoir la tragédie fondamentale de l’existence consciente, ils sont moins enclins à chercher à l’adoucir, et peuvent, de ce fait, avoir moins de respect pour la valeur de la vie ».
Négliger notre organisme biologique serait donc une déviance de l’esprit, qui s’enferme dans un univers imaginaire. Ce serait omettre d’intégrer un ensemble de variables complexes, celles de la vie.
Damasio met en avant le concept de « marqueurs somatiques », soma (σῶμα) étant le nom du corps en grec et la notion de « marqueur » dénotant une sorte de balise, de point de repère. Les marqueurs somatiques sont littéralement des sortes de bornes, issues de notre expérience corporelle, que notre cerveau met en place pour faciliter sa prise de décision. Autrement dit, nos sensations mettent en place inconsciemment un système d’avertissement permettant à notre esprit de fonctionner, dans certaines circonstances, de manière instinctive. « [Les marqueurs somatiques obligent] à faire attention aux résultats néfastes que peut entraîner une action donnée, et fonctionne comme un signal d’alarme automatique qui dit : attention il y a danger à choisir l’option qui conduit à ce résultat ». Mais « [ils] n’accomplissent pas le processus de délibération à notre place. Ils aident celui-ci à se réaliser, en mettant en lumière certaines options ».
Damasio s’efforce, à travers plusieurs cas pratiques, de nous démontrer que le raisonnement pur n’existe pas et qu’il n’est que le fruit d’une construction préalable du cerveau, basée sur « les représentations fondamentales du corps [, modifiées] chaque fois que prend place une interaction entre l’organisme et l’environnement ». « Les représentations fondamentales du corps en train d’agir constituent un cadre spatial et temporel sur lequel les autres représentations pourraient s’appuyer ».
L’univers que nous rationalisons a donc besoin de son expérience matérielle pour exister. Être apparait alors une notion bien plus complexe que le simple fait de Penser : elle a besoin d’une perspective, d’une toile de fond, d’un référentiel. C’est ce que les marqueurs somatiques offrent à l’esprit.
« Tout cela montre clairement que les processus dits cognitifs ont véritablement partie liée avec ceux que l’on appelle généralement émotionnels », nous dit Damasio.
C’est donc un ensemble de « stimuli somatiquement marqués » qui forme l’univers dans lequel nous évoluons. Il s’agit tout simplement, de ce que nous nommons le conditionnement. « On peut décrire avec justesse cette accumulation comme un processus d’apprentissage continu ». C’est exactement le principe fondamental de la rationalité, à savoir construire son savoir sur l’accumulation d’expériences que l’on appelle connaissances. Mais, on prend ici conscience de l’importance des échanges entre le cerveau et le corps. La communication est permanente, par l’intermédiaire du système nerveux central ou de neurotransmetteurs (messagers chimiques). Ces interactions sont à l’origine de nos sensations (plaisir, douleur, localisation spatiale), de nos régulations physiques (transpiration, anxiété, température) et de notre comportement (colère, bien-être, attention). Notre pensée est donc le fruit d’un état instantané du corps, consciemment ou inconsciemment influencé par son environnement.
C’est notamment pour cela que notre capacité de raisonner peut-être déstabilisée par l’environnement physique ou psychologique dans lequel nous nous trouvons. « Les pulsions biologiques et les émotions peuvent réellement influencer les processus de prise de décision », voir « perturber la qualité du raisonnement ». C’est donc pour cela que le neuroscientifique nous sensibilise sur le fait que « l’élaboration de marqueurs somatiques adaptés implique que le cerveau et la culture soient tous 2 normaux ». Cette remarque met en avant deux éléments négligés par le Rationnalisme : le bon fonctionnement neurologique de l’individu et le bon fonctionnement des récits communs entre individus.
Un bon fonctionnement neurologique dénote des capacités cognitives complexes, communes à tout Homo-Sapiens, mais également, et surtout, des capacités émotionnelles, ce que rejette la théorie rationaliste. Damasio nous décrit de nombreux cas de pathologies graves impactant les zones du cerveau régulant ce que l’on peut nommer les émotions froides, c’est-à-dire les émotions issues de contextes réfléchies, opposées aux émotions chaudes, qui, elles, sont les émotions instantanées. Ses recherches montrent que l’absence d’émotions froides impactent indirectement la Raison. Les capacités de raisonnement ne sont certes pas touchées, mais le cadre du raisonnement disparaît. En d’autres termes, l’individu est capable d’accomplir des tâches intellectuellement complexes, mais il est incapable de les inscrire dans un schéma structurel. Cela se traduit par une incapacité à prendre une décision, ou à développer des liens sociaux.
Le bon fonctionnement neurologique passe donc par une pleine capacité du cerveau à recevoir et organiser les informations provenant du corps.
Le bon fonctionnement des récits communs entre individus, eux, met en lumière l’importance fondamentale de notre environnement culturel, ce que la théorie rationaliste rejette également. Damasio décrit l’aspect essentiel de la construction imaginaire dans laquelle l’esprit de l’individu évolue. Comme évoqué plus haut, notre univers est construit à partir du conditionnement de notre cerveau, issue de l’expérience de notre corps. Mais ces interactions sont tout aussi bien physiques que psychiques. Autrement dit, la construction culturelle participe également à la création des marqueurs somatiques. Cela dénote, toute simplement, que nos raisonnements sont autant influencés par nos expériences physiques que sociales, ce qui met à mal la vision cartésienne, avançant que seule la Raison peut nous mener à la vérité, et qui questionne, également, le sens même de ce qui est Vrai.
L’approche de Damasio offre une réflexion sur la notion de Penser mais aussi sur la notion d’Être, que Descartes, lui, associe. « L’absence de signaux sortant du cerveau en direction du corps, capables d’influencer ses fonctions, se traduirait par l’arrêt du déclenchement et de la modulation de ses états somatiques particuliers, qui, par les signaux qu’ils envoient en retour au cerveau, forment, selon moi, le soubassement de la sensation d’exister ».
Pour le neuroscientifique, la « sensation d’exister » prend sa source dans une osmose parfaite entre l’esprit et le corps, entre la raison et les émotions. Ce sont ces « états somatiques » qui donnent la perspective nécessaire à la formation d’une conscience de l’individu. En d’autres termes, Être est tout autant le fait de penser que de ressentir. C’est sûrement pour cela que l’état de bien-être peut être atteint, tout aussi bien, par l’imagination d’une chose agréable que l’expérience d’une chose inattendue et inexplicable.
On peut donc conclure que la vision proposée par Descartes, et surtout partagée par bon nombre d’individus contemporains, idéalise, à tort, la Raison. Celle-ci est, certes, un guide efficace pour l’Être pensant dans son interaction avec l’univers qui l’entoure, mais elle peut malheureusement se retourner contre lui, s’il cède à la froide démesure de sa glorification.
Ajoutons une citation de Carlo Rovelli, physicien théoricien italien : « La recherche de la connaissance ne se nourrit pas de certitudes : elle se nourrit d’une absence radicale de certitudes ». Cela fait écho, à une autre pensée, celle d’Edgar Morin, sociologue et philosophe français : « La vraie rationalité est profondément tolérante à l’égard des mystères ».
Incertitude et mystère ! Si nous devions qualifier nos émotions, ces termes ne seraient-ils pas les plus appropriés ?
Finissons en reprenant les quelques mots avec lesquels Damasio clôture son étude : « La chose la plus indispensable, en tant qu’êtres humains, que nous puissions faire, chaque jour de notre vie, est de nous rappeler et de rappeler aux autres notre complexité, notre fragilité, notre finitude et notre unicité ».
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